La nuit s'était abbatue tel un voile opaque sur New York, où seules les lumières flamboyantes de la ville éventraient cette obscurité opressante de leur scintillement habituel. Camilla était accoudée à sa fenêtre, les yeux perdus dans le vague, l'esprit - ironie ?- vagabondant au milieu de ses souvenirs et de ses projets. L'air caressait les arbres de sa brise légère, effaçant sur son passage les feuilles mortes et les boules de pollen. Le ciel n'était pas décoré d'étoiles, au plus grand regret de la jeune héritière. Toutefois, cela ne l'empêcherait pas de sortir. JJ lui avait donné rendez-vous dans le vieux cimetière, aux alentours de onze heures. Par chance, il évitait les clichés mélant aux lieux terrifiants l'heure de minuit.
Camilla passa une main dans ses cheveux, poussa un long soupir d'ennui, et porta les yeux sur son horloge. Il était presque dix-heures, le moment pour elle de s'apprêter et de faire venir son deuxième chauffeur, Anton, Georges étant en déplacement avec JJ. La jeune femme avait terriblement hâte de savoir où son grand père était parti durant ces quelques petits jours, l'obligeant à retourner vivre dans sa propre maison. En effet, dès le départ de Jared, Camilla avait regagné sa propriété, refusant catégoriquement de passer le moindre moment avec Isalys.

Camilla quitta son observatoir et ouvrit la porte de sa penderie. Elle fut à nouveau subjuguée par le bonheur que lui procurait chaque jour cette vision féerique : un immense présentoir à chaussures, des vêtements par centaines, des caissons entiers remplis d'accessoires. Elle avait toujours vécu dans l'abondance des biens et dans le luxe, et la belle était incapable de s'imaginer vivre autrement. Et même avec toute la routine du monde, il était impossible pour une fille comme elle de ne pas aprécier un dressing aussi beau, aussi remplit, aussi magnifique, et surtout aussi terriblement cher, que le sien. Il y en avait pour facilement deux millions de dollars. Entre les chaussures de marques, les robes de créateurs, les accessoires achetés en masse, Camilla ne pouvait se réduire à un budget limité : quand on aime, on ne compte pas.
Elle enfila une robe Valentino, noire, lui couvrant les épaules, sobre et belle à la fois. Le genre simple, "en deuil mais magnifique ": la tenue parfaite pour un rendez-vous nocturne dans un cimetière. Puis elle chaussa une paire d'escarpins dorés et s'empara d'une pochette de la même couleur. Elle y glissa ses clefs, son porte feuille, un chequier et son carnet de rendez-vous. Puis elle appela enfin Anton, lui ordonnant de sortir la limousine et de venir la chercher dans la dizaine de minutes qui suivait. En l'attendant, elle prit du temps pour parfaire son maquillage et sa coiffure, ne bougeant pas un instant quand la gouvernante vint lui annoncer que le chauffeur était là (klaxonner aurait été de mauvais goût).

Vers dix heures quarante cinq, la jeune femme s'engouffra dans le véhicule et envoya plusieurs sms le temps du trajet. Elle n'avait pas envie de regarder la route se dérober sur son passage. Pas aujourd'hui.
Il fallut un bon quart d'heure avant de passer la grille du cimetière, ce qui manqua de la mettre en retard. Mais ce n'était pas grave, Jared n'était pas si regardant au niveau de la ponctualité. Qui plus est, vu les circonstances du rendez-vous, Camilla était presque sûre qu'il serait en retard. Et elle avait raison.

Une silhouette élancée, droite, dessinée par un manteau long et raide (sûrement un Burberry par ce qu'elle pouvait en apercevoir) apparut à l'horizon. Il ne faisait aucun doute que cette démarche déterminée était celle de Jared. Le sourire qu'afficha Camilla au moment où elle le vit s'estompa peu à peu lorsqu'il s'approcha. Il avait la mine grave, l'air abattu. Ses yeux habituellement si vifs affichaient une mélancolie qui leur était inconnue. Camilla ne put cacher son inquiètude.
- J' ! Tu vas bien ? Je t'en prie, dis-moi vite ce qui ne va pas !

Il arrive parfois que les mots se succèdent sans former de phrase, sans se saisir d'un sens quelconque. Comme s'ils étaient inventés à mesure qu'ils sortaient, qu'ils flottaient un instant dans l'air, en suspens, puis qu'ils prenaient la forme d'un mot déjà existant. Mais la forme seulement, pas sa connotation, ni sa dénotation, encore moins son sens et toutes les choses compliquées qui peuvent s'y lier de près ou de loin. C'était exactement ce qui venait de se passer. Jared venait de prononcer des mots, Camilla les avait entendus mais ni l'un ni l'autre ne semblait se rendre compte de ce qui avait été dit. JJ à cause de l'énormité de son annonce, et Camilla par le manque de compréhension qui l'habitait.
Elle, faire semblant d'être la compagne de JJ ?! Certes, il était terriblement beau. Il avait toujours fait partie de sa famille au titre de grand père, mais elle l'avait toujours présenté comme cousin en raison de son âge, et n'avait pu que partager des moments complices que l'on a avec un ami plus qu'un grand père. Mais la demande de Jay tirait de l'inceste. Pourtant, après tout ce qu'il avait toujours fait pour elle, Camilla ne pouvait pas le lui refuser. Elle avait toujours su où trouver un toit, une chambre, de quoi se nourrir et une garde robe. Mais surtout, de l'amour et de l'attention. Alors, une fois la stupeur et l'horreur passées, la jeune femme réprima un éclat de rire puis fixa JJ. Une question lui traversait soudainement l'esprit.

- On... On n'aura pas à s'embrasser ?

JJ sourit, mais Camilla ne savait si elle devait interpreter cette expression pour de la gêne ou de l'amusement. Une fois la réponse du vampire donnée, elle trancha.

- Tu sais... Quoi qu'il demande de faire, du moment que ce n'est pas trop étrange - ou si l'on prend quelques drogues avant - je ferai tout pour toi, Jay. Même si ce sera dur, je me ferai un plaisir de virer ta boniche du décor, que je n'ai pas mangé d'ailleurs, ajouta-t-elle avec un mélange de fierté et d'ironie.

Camilla détourna le regard et porta ses yeux clairs vers l'horizon, plongeant l'émeraude de ses iris dans l'obscure noirceur de la nuit. Le temps s'était légèrement raffraichit, et elle craignait que cela ne perdure. Sachant que sa robe Valentino ne la couvrirait sûrement pas assez, elle proposa à Jared d'aller faire un tour en ville, de se rendre dans un bar huppé ou dans une salle de cinéma déserte afin de poursuivre la conversation au chaud, et loin du lieu de prédilections des petits adolescents en manque de sensation forte. Leur place, à eux des gens riches et de bonne famille, n'était pas ici, même avec un statut de vampire. Elle espérait que Jared le savait autant qu'elle.
Assise sur un banc, elle agitait une jambe, enfonçant son talon dans la terre où naissait une pelouse clairsemée. Elle ne se doutait que trop bien du mal qu'elle aurait eu à vivre ici, mangeant les pissenlits par la racine, se décomposant, peut-être même vieille et moche, si un vampire ne lui avait jamais offert la vie éternelle. Non, Camilla n'était pas une fille née pour mourrir. Elle était de ceux qui peuvent vivre à travers les âges, les siècles, les modes. A travers l'humanité, et non grâce au peuple. Une battante, du moins elle faisait tout pour.
Au final, elle se dit que, peut-être, ce n'était pas d'être riche et de bonne famille qui influençait son envie de partir du vieux cimetière. Mais plutôt le fait qu'elle était terrorisée, submergée par de vieilles phobies morbides et dégoûtantes. La beauté du centre-ville pourrait sûrement arranger ça.

La peur se résume souvent en peu de choses. Un sentiment dérangeant, un lieu ou une situation inconnu(e), une personne qui vous paraît bizarre, un souvenir perturbant. Mais ce que représentait Lucius Hope était tout autre. Il émanait de lui une aura lugubre et opressante. Il avait beau garder ses traits d'homme alerte et encore jeune, la vieillesse transperçait dans ses pupilles noires. Noires comme jamais Camilla n'avait vu de telle obscurité en quiconque. Il n'était pas plus grand que la moyenne, pas plus large ni mieux bâtit. Pourtant, Lucius était terriblement imposant, conseillant le silence sans avoir à prononcer le moindre mot. Il était clairement le maître de n'importe quel lieu où il se rendait, c'était lui le chef.
Camilla n'avait jamais eu confiance qu'en Jared. Elle avait toujours vu en lui une figure masculine tendre et rassurante, la plus protectrice qu'il soit concevable d'imaginer. Tous crocs dehors, Jared ne la laissait jamais dans une situation indélicate. Même, jamais Camilla ne s'était exposée à de réel danger depuis sa transformation. Ni même avant, malgré l'incident bienheureux de sa mutation. Ce pourquoi le voir ainsi impressionné, frustré, complètement pris au piège, bouleversait la jeune femme au plus haut point. Elle comprenait désormais qu'il était vital pour Jared de faire bonne impression, et de convaincre l'aïeul encore mieux que la vérité n'aurait pu le faire.
Blottie contre le torse de Jared, Camilla s'efforça de dissimuler sa crainte. La crainte que Lucius ne les perce à jour, ou tout simplement la crainte de Lucius dans sa plus grande simplicité. Il aurait été parfaitement impossible de se trouver à l'aise dans une telle situation. Jared avait beau être extrêmement séduisant, il avait le statut de grand père dans sa famille, et elle l'aimait comme un frère ou un cousin. L'un de ces cousins avec qui l'on partage tout et que l'on aime de cet amour fraternel. Alors un inceste spirituel, même s'il était heureux de n'avoir aucun lien de sang dans ce contexte, était tout de même difficile. Mais la belle était prête à tout pour Jared. Alors Camilla tenta de rendre la situation plus crédible, affichant devant Lucius un amour qui n'était pas le leur. Elle enroula l'une de ses jambes autour du genou de JJ, et malgré la crispation douloureuse du jeune homme, elle parvint à faire jouer naturellement ses doigts le long de ses bras. Comme si de rien n'était.
C'aurait dût être à Isalÿs d'affronter cette situation. Au pire, Lucius l'aurait trucidé et Camilla en aurait été débarassée une bonne fois pour toute. Et affaire réglée. Toutefois, il n'était pas bien d'envisager une telle chose. Et Camilla se le répétait, elle devait tout faire pour aider Jared. Et elle était réellement prête à surmonter n'importe quelle épreuve.
Lucius attribua alors un goût prononcé pour les rousses à Jared. Camilla retint fermement un léger gloussement. L'autre pimbêche de servante était d'une nuance blonde, tirant légèrement sur le chatain. Mais à moins ce que son attention envers elle fut vraiment aussi inintéressée, Camilla n'avait jamais vu de roux sur Isalÿs. Le vieillard évoqua ensuite l'odeur encore mortelle qui s'estompait au fil du temps, mais qui demeurait toujours autour de la jeune femme. Elle ne lui mentit pas alors quand il se saisit brusquement de sa joue et plongea son regard profond dans le sien afin de lui poser des questions. Leur rencontre... Il avait de la chance, Camilla avait de nombreuses années de mensonges et de manipulation dont le résultat serait très certainement remarquable.
- Je sais que je suis encore jeune pour un vampire aussi expérimenté que JJ, mais les plus jeunes ne sont-elles pas aussi les plus fertiles ? introduit-elle, sachant pertinemment qu'elle touchait le sujet sensible et qu'elle marquerait des points ainsi. C'est Jared qui m'a trouvée une fois que j'ai été transformée. Mon géniteur m'a lâchement abandonnée après avoir prit soin de me créer et de me façonner correctement. J'étais en êtat de marche, fonctionnelle, une vampire comme les autres. Mais visiblement plus du goût de l'homme. Je ne me souviens pas de lui, que d'un parfum de cognac et de musc... Il était rustre, indélicat. Je ne me rappelle que de sa silhouette tassée. Comme s'il était la victime d'un affreux vice de fabrication, argumenta Camilla, faussement perdue dans le vague. J'étais complètement seule, je n'avais nulle part où aller. Je ne savais pas si ma famille pourrait comprendre, alors j'ai erré plusieurs nuits dans New York. Jusqu'à ce magnifique jour où Jared est venu m'offrir un Hot Dog. Ma transformation récente m'avait encore laissé le goût de la nourriture humaine, cependant il me fallait quelque chose de bien plus acide, de plus vital. Il me permit de m'abreuver au cou de l'un de ses serviteurs. J'ai tout de suite aimé sa délicatesse, le fait qu'il soit constamment attentif à mes désirs. Oh ! mais il ne perdait pourtant pas son rôle d'homme. Je lui préparais son café avant les serviteurs, je lui cuisinais parfois de petits plats. L'amour est venu soudainement, je vous passerai les détails de cette nuit plus qu'agréable.
Camilla marqua une pause, le temps d'afficher un petit sourire niais et de laisser à Lucius de quoi avaler toute l'histoire.
- Maintenant, vous comprendrez que notre relation étant encore nouvelle, ne comportant que quelques mois de vie commune, je me méfie toujours des autres jeunes-femmes tournant autour de Jared. C'est un beau parti, il est fortuné, elles le veulent toutes. Ne vous inquiétez pas, j'ai de quoi subvenir à mes propres besoins pour le millénaire à venir, et quand bien même il me faudrait plus mon conseiller financier effectue de nombreux placements pour moi, et je gagne beaucoup ainsi. Alors il vous serait aimable de ne pas piquer ma jalousie en dépeignant une femme que je ne suis certainement pas. Et puis, c'est bien connu, les rousses sont de mauvais genre !
Il semblait à Camilla que tout était parfait. Lucius semblait avoir avalé toute l'histoire, elle n'avait pas bronché, pas détourné le regard une seconde. Au fil de son récit, Jared avait semblé se décontracter. La jeune femme était parfaitement parée aux questions à venir.

Le regard de Lucius courrait sur Camilla tel un lion après sa proie. Il cherchait désespéremment une faiblesse à se mettre sous la dent, un faux pas à relever. Mais Camilla avait l'habitude du mensonge et des apparences trompeuses. Ses doigts couraient toujours le long du bras de Jared, sans jamais détourner les yeux. Il était clair que Lucius devait être déçu de ne rien avoir à détruire, ni elle, ni JJ, ni cette fausse relation. Le petit jeu incestueux était maintenant lancé, il fallait le finir.
Le vieillard lança un nouveau rendez-vous auquel Camilla ne semblait pas conviée. Seul Jared avait l'air de pouvoir s'y rendre, et le sort qui résulterait de l'entrevue concernerait à coup sur la jeune femme. Ne pas avoir le contrôle de sa propre destinée en cette situation, face à Lucius, n'était franchement pas pour lui plaire. Cependant, avait-elle le choix ? Non, cela ne semblait pas discutable. Puis, après tout, elle avait assez confiance en Jared pour savoir qu'il la remercierait de son service en ne faisant aucune cachoterie. Si elle était prête à aller n'importe où au delà des limites morales pour lui, pour qu'il puisse convaincre son grand-père qu'elle était sa compagne et mettre l'autre pimbêche à l'abri, elle le ferait sans jamais douter ni hésiter. Alors il pouvait bien lui rendre la pareille ainsi.
Lucius s'en alla. Camilla observa ses pas flottant presque dans l'air, tant sa démarche était légère, qui l'éloignaient du couple pitoyable qu'ils formaient. Un couple ? Après tout, pourquoi pas...
Jared s'inquièta de ce que pouvait bien être en dessous de toute cette mise en scène, de ce que Lucius voulait vraiment. Et lorsqu'il lui demanda son avis, elle n'employa pas quatre chemins !
- Ce qu'il cherche ? Mais tu l'as dit toi-même, Jared. Il veut une progéniture, venant de nous. Et dans la mesure où je suis impliquée, tu vas avoir intérêt à ne pas merder.
Et la jeune femme plongea ses yeux émeraudes dans ceux du bel-âtre qui la tenait encore. C'était un regard où se mélangeaient tellement de sentiments conflictuels qu'il en devenait inexpressif.